Skara Brae : Quand les déchets deviennent des trésors
- Renaud Fleusus
- 12 sept.
- 6 min de lecture
J'ai découvert Skara Brae lors d'une soirée jeu particulièrement mouvementée chez des amis. Vous savez, ce genre de soirée où on commence par "juste une petite partie" et où on se retrouve à 2h du matin avec des tokens partout sur la table et des coquillages en bois plein les poches. Au début, je me suis dit : "Encore un jeu où on ramasse des trucs pour faire des points ?" Mais vers le troisième tour, quand j'ai réalisé que mes déchets allaient littéralement devenir les fondations de ma civilisation, j'ai eu cette petite étincelle qui me dit qu'on tient quelque chose de spécial.

Fiche technique :
Durée : 45-60 minutes
Âge : 12 ans et plus
Nombre de joueurs : 1-4 joueurs
Auteur : Shem Phillips
Illustrateur : Sam Phillips
Éditeur : Garphill Games
Distributeur : Pixie Games (version française)
L'art de transformer ses poubelles en palais
Ce qui m'a immédiatement séduit dans Skara Brae, c'est cette idée géniale du "midden" - comprenez "tas d'ordures" pour ceux qui ne parlent pas archéologue. Dans la vraie vie, les habitants des Orcades néolithiques empilaient leurs déchets (coquillages, os, outils cassés) pendant des siècles pour ensuite creuser dedans et y construire leurs maisons. C'est exactement ce qu'on fait dans le jeu, et c'est diablement malin.
Au début, je pestais contre ces jetons de déchets qui s'accumulent dans mon aire de stockage comme des chaussettes sales dans un panier à linge. Ils prennent de la place, ils rapportent des points négatifs, et impossible de s'en débarrasser normalement. Mais Shem Phillips, l'auteur, a eu cette idée de génie : vos déchets deviennent la matière première pour construire vos toits ! Soudain, ces coquillages et ces os que je maudissais deviennent précieux. C'est comme si Marie Kondo vous expliquait que vos vieux journaux peuvent devenir des fondations de maison.
Une mécanique qui colle à la peau
Le système de stockage est particulièrement vicieux - dans le bon sens du terme. Imaginez un bac de recyclage avec un couvercle coulissant : plus vous accumulez de ressources, plus le couvercle remonte, et plus vous produisez de déchets chaque tour. C'est physique, tangible, et ça crée cette tension permanente entre "j'ai besoin de plus de trucs" et "je vais crouler sous mes propres ordures".
Je me souviens d'une partie où mon adversaire avait tellement accumulé de ressources que son bac débordait littéralement. On aurait dit un collectionneur compulsif dans une émission de télé-réalité. Et le pire, c'est que plus il essayait de rattraper, plus il s'enfonçait dans son propre midden. C'était à la fois hilarant et tragique.
Le draft qui fait mouche
Le système de draft est malin comme tout. Trois piles de cartes posées d'avance, et vous pouvez "passer" votre tour dans une pile pour être premier dans la suivante. Ça ressemble à faire la queue aux caisses du supermarché : parfois on change de file parce qu'on a repéré quelque chose d'intéressant qui va arriver.
Les cartes elles-mêmes sont un petit bijou de design. Les habitants vous donnent des ressources mais consomment de la nourriture et de l'espace. Les ustensiles réduisent vos déchets mais coûtent cher. Les toits... ben les toits, c'est votre assurance-vie contre l'accumulation d'ordures. C'est un équilibre constant, comme jongler avec des assiettes en porcelaine.
Des ouvriers qui ont du caractère
Le placement d'ouvriers est épuré à souhait. Un gros bonhomme qui peut aller partout, trois petits qui ne supportent pas la promiscuité. Simple comme bonjour, mais les emplacements sont suffisamment variés pour créer de vraies décisions. Cuisiner transforme vos ressources brutes en nourriture (et en déchets, toujours ces maudits déchets). Commercer vous fait grimper sur une piste de points. Nettoyer transforme vos ordures en toits utilisables.
J'adore particulièrement l'action "Recruter des journaliers" qui vous donne des ouvriers temporaires. C'est comme embaucher des intérimaires pour le rush de fin de saison, sauf qu'ici c'est pour survivre à l'hiver néolithique.
Un thème qui transpire l'authenticité
Contrairement à beaucoup d'euros où le thème est juste un habillage, ici chaque mécanisme raconte une histoire. Les illustrations de Sam Phillips (le fils de l'auteur, ça c'est du nepotisme bien fait !) nous plongent vraiment dans cette Écosse d'il y a 5000 ans. On sent l'air marin, on entend le vent siffler, on imagine ces familles qui s'organisent pour passer l'hiver.
Le fait que Skara Brae soit un vrai site archéologique ajoute une dimension émotionnelle rare. Quand je place mes habitants sur ma grille, je ne peux pas m'empêcher de penser à ces vrais humains qui ont vécu exactement cette situation, avec les mêmes contraintes et les mêmes défis de survie.
Comparaisons et positionnement
Si je devais situer Skara Brae, je dirais que c'est un petit frère spirituel de Great Western Trail en plus accessible, ou un cousin éloigné de Wingspan mais avec des déchets à la place des oiseaux. Pour les fans de la gamme Garphill, c'est moins épique que Paladins of the West Kingdom mais plus raffiné que Raiders of the North Sea.
Ce qui le rapproche de Terraforming Mars, c'est cette sensation de construire quelque chose de durable tour après tour. Mais là où Mars vous fait terraformer une planète entière, Skara Brae vous fait gérer un petit village avec ses petits soucis du quotidien. C'est plus intime, plus humain.
Les forces qui font mouche
Premier point fort : l'originalité du système de gestion des déchets. Je n'ai jamais vu ça ailleurs, et c'est à la fois thématique et mécaniquement brillant. Deuxième atout : la courbe de tension parfaite. Chaque décision compte, mais pas de façon oppressante. Troisième qualité : la scalabilité. À deux, c'est un duel tactique. À quatre, c'est plus chaotique mais tout aussi plaisant.
La production Garphill est impeccable comme d'habitude. Les jetons en bois sont nombreux (16 types de ressources quand même !) mais de qualité, et l'iconographie est claire une fois qu'on a pris ses marques. Le format compact de la boîte est un vrai plus pour les étagères surchargées.
Les petites épines dans le pied
Soyons honnêtes, Skara Brae n'est pas exempt de défauts. La courbe d'apprentissage est un poil raide au début. Expliquer le système de midden à des joueurs occasionnels, c'est comme expliquer les règles de circulation aux heures de pointe : théoriquement logique, pratiquement chaotique.
L'aspect "salissant" du jeu peut rebuter. Avec tous ces tokens de ressources qui s'accumulent, la table ressemble vite à l'arrière-cuisine d'un restaurant en rush. Certains joueurs préféreront des mécaniques plus épurées.
Le côté aléatoire du draft peut aussi frustrer les joueurs qui aiment tout contrôler. Parfois, les cartes dont vous avez besoin n'apparaissent jamais, et il faut savoir s'adapter. C'est la vie, mais ça peut énerver.
Mode solo : l'autre face de la médaille
Le mode solo mérite un mot à part. Il introduit des cartes "Focus" qui créent des objectifs et contraintes spécifiques, simulant les aléas de la vie communautaire (disputes, jeunes qui partent à l'aventure, etc.). C'est brillant pour créer de la tension artificielle, mais du coup on perd la profondeur du draft multijoueur.
J'aurais adoré pouvoir combiner les deux : le draft complet ET les cartes Focus. Ça aurait été le jeu parfait pour moi. Mais bon, on ne peut pas tout avoir, et le mode solo reste tout à fait satisfaisant en l'état.
Verdict : Un petit bijou dans un écrin compact
Skara Brae m'a surpris par sa capacité à créer des moments mémorables avec des mécanismes simples. C'est le genre de jeu qui vous reste en tête après la partie, où vous vous dites "la prochaine fois, je ferai différemment". Cette petite voix qui murmure des stratégies alternatives sous la douche le lendemain matin.
Certes, ce n'est pas le jeu le plus spectaculaire de l'année. Il n'y a pas de figurines impressionnantes ni de plateau modulaire géant. Mais il y a cette profondeur tranquille, cette élégance mécanique qui fait les grands jeux. Shem Phillips a réussi à transformer la gestion des déchets en expérience ludique mémorable, et ça, c'est fort.
Pour qui ? Les amateurs d'euros modernes qui cherchent quelque chose de frais, les fans d'histoire qui aiment quand le thème a du sens, et tous ceux qui pensent que la beauté se cache parfois dans les détails du quotidien.
Ma note : 8/10
Un excellent euro qui prouve qu'on peut faire du neuf avec de l'ancien. Et accessoirement, c'est le seul jeu où jeter ses déchets par terre est une stratégie gagnante.
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